Accéder au contenu principal

Coming Out

Où la triste actualité de ces dernières semaines a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase trop plein depuis longtemps, et où on troque l'humour contre le cri du coeur, quitte à se dévoiler plus qu'on ne le devrait. 

 

 

Je me souviens d'Annecy, un autre, il y a longtemps. De la lumière, partout, surtout, du vert, du bleu, intenses, éblouissants, dans le ciel et la terre entre les montagnes et dans l'onde et sur le dos de l'herbe qui frissonne et les ronds qui clapotent en chœur parmi les vagues et le sillage des pédalos. Je m'y suis brûlé la rétine à force, brûlé les poumons d'inspirer trop fort, gavé de couchers de soleil jusqu'à vomir des arc-en-ciels. Je me souviens le vent. Je me souviens les voix, les rires sur les bateaux, ivres d'un éternel parfum de printemps couleur d'apéro en terrasse. Annecy, mes premières bouffées d'air. Mes premiers pleurs. Mes premiers cris. Quelques-uns de mes premiers pas aussi. Où j'ai nourri des cygnes et leur sale caractère et admiré mon père plonger de tout en haut. Ma ville, sans vraiment l'être, mon paradis perdu d'avant la chute, le temps de quelques jours, où je n'ai jamais habité et ne suis retourné que trop rarement, ni de là, ni d'ailleurs, jamais, toujours dans l'entre-deux d'un grand déracinement originel, et beaucoup de mes souvenirs vibrent au diapason de cet Eden aujourd'hui endeuillé, et je m'en sens meurtri d'autant.

Avec cet autre Annecy, je me souviens d'un autre monde, d'un autre siècle, d'une autre humanité peut-être, plus dure sans doute, sans doute moins juste aussi, maladroite jusqu'à l'inconvenance, mais meilleure à bien des égards, et bien qu'à chaque tour de calendrier, je regarde mes chiffres au compteur gonfler avec horreur, je n'ai pas de regret. Tout a filé si vite, c'est un cliché, c'est vrai. Mais. J'ai joué dans les arbres. J'ai rêvé sans limite. J'ai vécu un monde dépourvu de bienveillance et qui, pourtant, l'était davantage qu'aujourd'hui. Un monde sans PAI, sans PAP, sans dys, sans aménagements, sans psychologues, sans orthophonistes, sans phobie scolaire ou si peu. Un monde plus ignorant, plus brut, mais moins hypocrite, où la sollicitude n'était pas une valeur marchande. Toute mon enfance, on m'a répété que je n'étais pas différent des autres, et que par conséquent j'étais capable tout autant qu'eux. Malgré mon tremblement essentiel dès l'école primaire, malgré l'autisme, malgré les TOC, jamais je n'ai bénéficié d'un traitement de faveur. Et je me souviens encore les humiliations du quotidien scolaire : les peintures à refaire parce que beaucoup trop laides, les circuits à souder, les notes catastrophiques en travaux manuels, les passages au tableau, les yeux rivés sur moi, les rires sous cape ou de bon coeur, et jamais d'indulgence, ni d'aide, ni de considération. Et vous savez quoi ? Oui, c'était dur. Oui, c'était injuste. Et bien sûr, c'est gravé en moi. Mais je le répète, je ne regrette rien. Parce que c'est précisément grâce à cela que je suis parmi vous, chaque jour, que je peux travailler à vos côtés, et interagir avec vous, et sourire, et plaisanter, et écrire des messages de semainier trop long, au lieu de vivre reclus, d'allocations financées par l'argent que VOUS gagnez. Sans ces obstacles, sans ces aspérités à surmonter, je ne saurais pas vivre, pas prendre la parole en public, pas faire valoir mes opinions, je ne saurais pas prendre ma place dans cette société qui ne me ressemble pas assez, je devrais me contenter de celle, infantilisante, qu'on m'aurait dévolu. Dans sa bienveillance d'aujourd'hui, jamais elle ne m'aurait décrétée capable, jamais elle ne m'aurait poussée au-delà de mes limitations. Jamais, même, je n'aurais su guérir de Tocs prétendument inguérissables, sans soutien ni médicaments. Je ne serais que l'ombre d'une ombre de celui que vous côtoyez

Le meilleur souvenir de professeur que je garde ? Pas celle qui me flattait, pas celle qui me louait, pas même celui qui me foutait la paix. Celui de ma prof de Philo de terminale, fraîchement revenue d'Afrique du Sud, qui nous a regardé droit dans les yeux au premier cours, et nous a dit que nous n'avions pas la maturité intellectuelle pour faire de la philosophie. Qu'au mieux, nous tournerions à 8 de moyenne à l'année, mais qu'un déclic se produirait peut-être à la fin du troisième trimestre, qui nous permettrait d’atteindre 12 grand maximum. Et elle avait raison, j'ai fini par le décrocher, ce 12, à l'arrachée, non sans fierté, et un 14 au Bac, en coeff 5, malgré une première demi-heure d'épreuve passée sans pouvoir écrire par la faute du stress, et en répondant que la question de l'épreuve était sans intérêt (oups). Je crois n'avoir jamais autant respecté un membre du corps enseignant, précisément parce qu'elle n'avait pas confondu bienveillance et condescendance, et parce qu'au lieu de nous parler comme à des enfants, elle nous a dit la vérité.

Je vous laisse imaginer le sort qu'aurait été le sien en 2023.

La bienveillance, telle qu'elle se pratique aujourd'hui dans tous les cercles, m'aurait détruit d'emblée, privé de toutes mes chances, jeté plus bas que terre, réduit à une parenthèse de l'humanité, un accident - un aléas, même, au sens étymologique du terme. Elle m'aurait fait en mal tout ce qu'elle prétend faire en bien, et davantage encore que toutes les humiliations et heurts de jadis. Et je suis en colère contre elle, profondément, pour ce que j'aurais subi par sa faute si j'étais né au mauvais moment, au mauvais endroit. Ce que je serais devenu à cause d'elle.

Aujourd'hui, pour toutes les raisons que j'ai évoquées plus haut et d'autres que je conserve pour moi, ce monde me fait mal, comme du fil de fer barbelé. Je l'ai sous la peau et les ongles et je souris beaucoup afin de l'oublier. Il y a quelques années encore, malgré quelques soupirs réfractaires pour la forme, j'avais plaisir à vous retrouver dans l'enceinte de ce collège : ce n'était pas facile, je devais beaucoup m'adapter pour ne pas vous mettre mal à l'aise ni ne pas vous incommoder, ne pas répondre à côté, vous regarder dans les yeux, ne pas (trop) vous paraître bizarre, partager avec vous notre quotidien de petite famille de fortune (dysfonctionnelle, certes, mais tellement attachante !), cependant c'était supportable. Fatigant, mais supportable. Aujourd'hui, à mon grand regret, ça l'est de moins en moins, car la moindre sortie dans le monde me coûte infiniment, m'angoisse, m'effraie au-delà de toute mesure, à tel point que viendra un jour où je ne pourrais plus prendre le volant. Parce que ce que j'y vois, parce que ce que j'y vis me heurte au-delà de toute mesure : en voiture, beaucoup, aux actualités, dans les yeux des enfants dont nous avons la charge et que nous perdons peu à peu, dans l'attitude de leurs parents, dans certaines paroles prononcées, certaines décisions prises, dans ce que cette belle institution en laquelle je crois trop fort ne représente plus dans l'esprit des gens. Le monde d'aujourd'hui n'est pas bienveillant : pour les gens comme moi, c'est un enfer, et le mot n'est pas faible, ces quatre ou cinq dernières années l'ont vu se dégrader au-delà du supportable du fait de l'arrogance des gens, et de leur égoïsme, et leur manque d'empathie et cette tendance à croire qu'il n'y a qu'eux qui comptent entre tous et que les autres peuvent être méprisés sans remords, que le respect est un dû à sens unique, qu'ils n'ont rien à mériter, rien à gagner, rien à devenir, qu'ils sont des êtres humains par la naissance plutôt que par la société, tous ces mensonges que nous leur avons laissé croire avec les meilleures intentions du monde, sans doute, mais qui nous privent progressivement de ce que nous avons mis des milliards d'années à acquérir : une âme. 

Un jour prochain, je sais, je n'aurai plus la force. Je me lèverai, je m'habillerai, je m'installerai dans ma voiture, je mettrai la clé dans le contact,mais je ne la tournerai pas. Une heure, deux heures, le téléphone sonnera, vous m’appellerez, encore, encore, je ne répondrai pas. Juste, je resterai les yeux dans le vague et je me souviendrai d'Annecy, des rires, de la lumière, d'avant, de l'autre monde. Un monde plus dur et moins juste où un jour, j'ai eu ma place, dont la bienveillance factice d'aujourd'hui m'a refermé les portes au nez.

L'enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions.

Quelle génération avant nous en a eu de meilleures ?

-- 
 
Le secrétaire de direction

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'Inclusion un point c'est tout

Où l'on reprend un peu la plume après quelques défections et messages paresseux, pour remettre les points à leur juste place, à savoi r : sur les i.   Bonsoir à tous, Au risque de vous choquer et en complément du planning ci-joint, figurez-vous qu'en 2024, aussi ubuesque que cela paraisse, il y a encore des gens qui utilisent l'écriture inclusive. Je sais. Moi aussi, ça m'a surpris, quand j'ai lu cette semaine " chef.fe.s " dans un mail rectoral, avant de courir me laver les yeux au gel hydroalcoolique (ça tombe bien, il en reste plein) (par contre, je comprends maintenant pourquoi mes parents m'ont appris que ce n'est pas bien de se rincer l’œil. En tout cas, je confirme que c'est très douloureux). Innocemment, quand les gourous de la socio ont lancé la mouvance pour se détendre entre deux ventes pyramidales (et sur le même principe), je m'étais dit : " bon, ok, c&#

It's the End of the Semainier as we know it (and I feel fine)

Où les conséquences (inattendues) du message de la semaine dernière nous contraignent à faire notre mea culpa et à mettre un terme à cette belle aventure. Bonsoir à tous, Comme attendu, vous trouverez ci-joint le planning (dense – mais sans les loups) de la semaine prochaine. Attention si vous prévoyez de l'imprimer : veillez à prévoir une ramette pleine et quatre cartouches de rechange (au moins). Et réservez un arpent de forêt Amazonienne pour parer à toute éventualité, tant qu'il en reste encore. * Concernant le message d'accompagnement, j'avais initialement prévu un briefing pour l'oral de DNB façon l' Ecole des Fans , avec une très belle imitation de Jacques Martin (y compris au niveau de l'abdomen), mais on a porté à mon attention cette semaine (à juste titre et avec beaucoup de bienveillance , c'était de circonstance) que les messages d'accompagnement en q