Où l'on ne sait plus trop bien ce qu'on écrit, comment et pourquoi, la faute à des débuts d'années plus denses que des trous noirs quand on est positionné à la fois sur le secrétariat de direction et sur du secrétariat d'intendance. Mais où on écrit quand même parce qu'on n'est pas des animaux. Non mais oh.
"16h41.
Le secrétaire de direction s'éveille en sursaut.
Comme chaque jour, dans son rêve, il était entouré de cris, de bousculades, de farfadets qui piaillaient, ricanaient, lui tendaient des cartes de cantine - et parfois, des silhouettes plus élancées entraient dans son champ de vision et lui demandaient de faire ceci ou cela ; après quoi il s'exécutait de mauvaise grâce.
"Quel affreux cauchemar" songe-t-il après coup, avec des sueurs froides, avant de se souvenir qu'il est fonctionnaire et que fort heureusement, ce genre de choses ne risque pas d'arriver en vrai.
Sur son front, son mantra : YTREZA, imprimé en relief par les touches du clavier sur lequel il s'est endormi.
Vaseux, il s'efforce de reprendre ses esprits, avant de se souvenir (encore) qu'il n'a jamais eu rien de tel. Face à lui, son fidèle compagnon l'écran affiche sans discontinuer une ribambelle de pages webs et de logiciels, ouverts, fermés, sans qu'il ait besoin de lever le petit doigt (lever le petit doigt n'est pas dans son profil de poste - il a vérifié le lendemain de son premier jour) : pour lui qui maîtrise les arcanes de Microsoft Paint, rien n'est plus simple que de se fabriquer un diaporama à base de captures d'écrans et de montages photo, donnant l'impression qu'il travaille du matin jusqu'au soir - et plus si affinités. Du dos de la main, Il essuie un filet de bave à la commissure de ses lèvres, range discrètement son doudou dans son sac ("et tiens-toi bien, Monsieur Colargol !" lance-t-il a sa peluche, "pas question de chanter en fa en sol, on est sur mon lieu de travail !"). Puis il s'attelle à la rédaction du mot d'accompagnement du semainier.
Une minute passe. Puis deux. Puis trois. Puis, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, quatre. "C'est d'un conventionnel...", râle-t-il entre ses dents, frustré que rien ne vienne. De guerre lasse, il appelle l'Inspiration sur son portable, sans plus de succès. Le message de répondeur de l'intéressée est sans équivoque : "salut loser, c'est vendredi, je suis au bar avec les copains, on boit des cocktails ADJAENES. C'est super bon et c'est facile à faire. Tu prends vingt centilitres de Tequila, et tu ajoutes toute la sueur que tu as versée cette semaine sur ton lieu de travail. Exquis. Si tu as besoin d'un coup de pouce, adresse-toi plutôt au Désespoir, il m'a dit qu'il serait toujours là pour toi".
Mais celui-ci se hâte de raccrocher. Il est en stage de sophrologie dans un hôtel 4 étoiles au Sri Lanka. "T'as quel temps ?", qu'il demande quand même par politesse. "Froid", répond laconiquement le secrétaire. "Comme mon coeur". Puis il écrase une larme, ou du moins il essaie - car il n'est pas très doué pour l'effort physique, et même écraser les choses au sens figuré le fatigue plus que de raison.
Par acquis de conscience, il essaie de joindre la Procrastination. Sans surprise, celle-ci lui répond "qu'elle l'appelle demain".
"Quand ?", insiste-t-il.
"Demain", répète-t-elle avec patience.
"Mais demain de quel jour ?", revient-il à la charge, sentant le coup fourré.
"Est-ce bien important ?" rétorque-t-elle, pète-sec, avant de couper court.
Nouveau coup d'oeil à l'horloge.
16h55.
Bon.
La situation est critique.
Il lui faut trouver une solution et fissa, s'il ne veut pas dormir au Collège ce week-end. Et il ne le veut pas. Il le fait déjà suffisamment en semaine. Il a besoin d'un break. Si possible quatre places, avec moins de 2000 kilomètres au compteur et des fauteuils en jeans.
Mais voilà qu'il s'emmêle les pinceaux. Son esprit saute du coq à l'âne, là où son corps en serait physiquement incapable (voir supra). Tout au plus pourrait-il lancer le coq sur l'âne.
Ou du moins, le lancer péniblement dans sa direction.
Ou porter le coq jusqu'à l'âne, plus vraisemblablement.
En plusieurs étapes.
Et avec l'aide d'un coach sportif.
Laissez-lui deux semaines.
"Se rendront-ils compte que je meuble ?", se demande-t-il sur le tard, alors qu'il joint le planning de la semaine prochaine à son futur envoi. La perspective l'embarrasse un peu. Car il n'est pas commode de meubler, quand on est secrétaire. Et quand on tombe malade, plutôt que de compatir, les collègues vous lancent : "guéris donc !".
Alors qu'il s'enlise à n'en plus finir dans ses mauvais jeux de mot d'almanach vermoulu, enfin, l'idée lui vient. Elle vaudra ce qu'elle vaut, c'est-à-dire quelques coups de doigts sur des touches en plastique, mais il n'en a pas d'autres et il est déjà 17h35, alors il rassemble le peu d'énergie qu'il lui reste, il ajuste ses lunettes, se penche sur le clavier et se met à taper :
"16h41.
Le secrétaire de direction s'éveille en sursaut.
Comme chaque jour, dans son rêve, il était entouré de cris, de bousculades, de farfadets qui piaillaient, ricanaient, lui tendaient des cartes de cantine - et parfois, des silhouettes plus élancées entraient dans son champ de vision et lui demandaient de faire ceci ou cela ; après quoi il s'exécutait de mauvaise grâce.
(ajoutez ici quatre ou cinq itérations à l'identique dont je vous fais grâce ici parce que je suis un gentil garçon, puis cette dernière variation à l'intention des plus courageux, ou des plus désoeuvrés, ou des déséquilibrés mentaux :)
Alors qu'il s'enlise à n'en plus finir dans ses mauvais jeux de mot d'almanach vermoulu, enfin, l'idée lui vient. Elle vaudra ce qu'elle vaut, c'est-à-dire quelques coups de doigts sur des touches en plastique, mais il n'en a pas d'autres et il est déjà 17h35, alors il rassemble le peu d'énergie qu'il lui reste, il ajuste ses lunettes, se penche sur le clavier et vous souhaite à tous un excellent week-end (qui, si vous l'avez lu jusqu'ici, est déjà terminé)".
--
Le secrétariat de direction
Commentaires
Enregistrer un commentaire