Où la solitude des permanences administratives pèse comme un couvercle.
Mon Amie,
Au risque de paraître indécent - et de manquer par-là à ces précieux usages qui nous distinguent de la gent animale -, je prends la plume ce jour pour vous dire combien votre absence m'est présentement intolérable.
De toutes mes forces, je m'applique à en faire abstraction, d'ignorer le silence dans les couloirs et l'immobilité des ombres, les portes qui ne claquent pas et mes tympans intacts, que ne froissent nulle sonnerie ou nul "j'te BIIIIP tes BIIIPPPP la BIIIIIP" lancé par quelque jeune garçon à la fougue juvénile et au vocabulaire fleuri (plus fleuri, même, qu'un rayon Villaverde - c'est dire).
Alors que collé à la vitre, je me remémore ces moments de complicité tendre, partagés autour d'un dossier de remboursement de frais de service, alors que ma main frôlait la vôtre d'un mouvement calculé, au mépris de toutes les directives sur le harcèlement au travail qui circulent dans le tout-Paris ; ou ces instants cocasses où nous essayions de comprendre rétroactivement quelque circulaire rectorale à appliquer pour l'avant-veille, je sens poindre en moi comme un soupçon de nostalgie, de ces amertumes solitaires dont se nourrissent la tristesse et la langueur amoureuse. Il pleut sur mon coeur comme il pleut sur la ville, déclamait tantôt un jeune poète de ma connaissance - sur une petite scène bordelaise que je vous recommande chaudement. C'est à quatre jours de calèche d'ici mais ça en vaut la peine, sauf quand on tombe sur des bandits de grand chemin et qu'il faut leur donner sa chemise en lin de chez Comptoir des Cotonniers (le vrai, pas la franchise commerciale).
Ha, que ne vous ai-je dit plus tôt, et de façon plus claire, telle l'onde qui de l'Olympe descend sur l'Empyrée, les doux sentiments que votre présence m'inspire, et la chamade qui bat dès que je pense à appeler votre DIPER. Il suffit que j'y pense pour que mes joues s'empourprent en crépuscule d'été.
Oui, comme votre absence me pèse, en ce lundi d'impermanence administrative ! Plus que ne pèsent les charges sociales sur mon petit salaire, ou que ne me pèserait une bonne choucroute garnie à trois heure du matin.
Il faut ce grand bâtiment vide, et ces couloirs déserts, et le bruit du vent dans le cadre des fenêtres dont l'isolation a été assurée, semble-t-il, par une troupe de ribauds au C.V. mensonger, pour réaliser à quel point je me morfonds sans vous. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'une intolérance au gluten, mais tous les signes sont là : mon esprit s'éparpille, je soupire aux nuages, chaque minute semble contenir en elle le secret de l'éternité.
Il est si loin, le temps où nous baguenaudions en salle des professeurs, alors que je vous portais vos convocations rectorales pour vous envoyer corriger des copies à Saint-Juste-deTriffouillis-les-Canards, dans la Savoie profonde. Vous en souvient-il ?
Oui, ma Mie, je crains fort que mes sentiments pour vous aient mûri depuis notre première rencontre. Peut-être même sont-ils blets. Sinon comment expliquer cette amertume lancinante qui m'habite depuis l'aube, et cette exaltation que je ressens en voyant venir l'heure de m'en aller (laquelle me rapproche incidemment du moment - béni ! - où nous nous retrouverons) ? A moins que... se pourrait-il que ce que je conçois comme un attachement fort et sincère à votre endroit ne serait que la manifestation secondaire d'une simple allergie au travail, et l'espoir de vacances promptes et pas trop courtes ?
Dans le doute, je vous fais parvenir ci-joint le planning de nos futurs rendez-vous galants.
En espérant que l'officier des Postes vous trouvera séant à votre retour des Indes ou de Saint-Ouen-en-Goguette,
Votre dévoué et néanmoins pressé d'être chez lui,
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Le secrétaire de direction
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