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T'es pas toi quand t'as faim ! (1/2)

Où enfin, ENFIN, après des années passées à me demander intérieurement "ce que je foutais là", je découvre le sens profond de mon métier, alors qu'on me confie la mission la plus importante de toute ma carrière : retrouver le propriétaire non pas d'un trousseau de clé, ni d'une vaporette, mais d'un... [SUSPENS !!!]

 

A l'attention des personnels qui n'ont rien contre la lecture, les autres pouvant se contenter de survoler la mention en caractères gras (parce que comme dit le dicton : "le gras, c'est la vie"),


Bonjour à tous, et avant toutes choses, laissez-moi savourer l'instant.

Parce qu'on ne va pas se mentir, un poste de catégorie C, ça reste assez avare en satisfactions professionnelles, toute proportions gardées. Aucun enfant ne va voir ses parents un beau matin pour leur dire qu'il a un rêve dans la vie, c'est de faire des photocopies recto-verso sur du matériel d'avant-guerre ou d'envoyer des mails qui s'achèvent par "bien cordialement". Ceux-là, généralement, sont vite orientés vers un psychothérapeute spécialisé dans les serial killer, ou intégrés à un programme militaire secret visant à créer des super-soldats. On ne nait pas une agrafeuse dans une main et une boîte de pansements dans l'autre. Non. On veut devenir cosmonaute, ou ninja, mais parce que cette maudite conseillère d'orientation n'a pas été fichue de nous pointer du doigt la direction de Cap Canaveral (ou du village caché de Konoha, ça marche aussi), on se retrouve un jour assis devant un écran sur une chaise à roulettes, à tenter de faire avancer les aiguilles de l’horloge murale par le pouvoir de la pensée. En vain. 

Le mail qui va suivre sera donc vraisemblablement l'acmé de ma carrière, mon mont Everest à moi, une opportunité telle qu'il ne s'en présentera qu'une fois dans mon parcours professionnel, de sorte que les journées suivantes paraîtront bien fades après coup (comprendre : encore plus fade que d'habitude, c'est-à-dire du niveau des salades à 15 balles de chez Mac Do) (si vous en prenez une un jour et que celle-ci n'a aucun goût, n'allez pas vous précipiter en pharmacie pour faire un test PCR non plus, hein, tout est normal, les feuilles de laitue sont en plastique).

Mais las ! Trêve de digressions. Laissez-moi vous planter le décor. Nous sommes le 10 juin 2021, en salle des professeurs. ça sent bon la lavande, la sueur des salles de classes exposées plein sud et le dernier trimestre. A l'extérieur, les oiseaux oiseautent, les élèves élèvent (la voix, forcément), les grillons grillonnent. Cri Cri Cri Cri. Ha non, pardon, ça c'est Dylan de 6ème2 qui couine dans les couloirs, on ne sait pas pourquoi mais c'est pas grave, au moins, c'est de saison, ça fait garrigue. Le soleil darde ses rayons langoureux sur des visages moroses, accablés par des mois de "Dylan, s'il te plaît, arrête de faire le grillon, sinon je te jure que je t'arrache tes élytres une par une et que je te les fait bouffer toutes crues, PAI alimentaire ou pas PAI alimentaire". Dans la touffeur de l'été naissant, une main innocente, mais fourbue, pense ménager une pause bien méritée à son propriétaire en glissant une pièce de 1 euros dans le distributeur de friandises. Soucieuse d'avoir son quota de glucides pour la journée, tremblante, elle tape le code d'une barre chocolatée Snickers, anticipant déjà avec délice le sel des cacahouètes en contraste avec l'onctuosité d'un caramel industriel, peut-être, mais toujours bon à prendre quand on a quinze ans de professorat au compteur, et plus guère de foi en l'avenir. HELAS ! La pièce dégringole, tinte dans la machine, le mets tant convoité oscille, hésite, mais ne tombe pas. Il reste bloqué dans le distributeur, comme en état d'indétermination quantique. Alors le coeur de notre infortunée victime se brise dans sa poitrine. Sa journée est gâchée. Sa fin d'année aussi. Depuis lors, il lui arrive encore de sourire, à ses amis, à ses collègues, ses proches, mais plus avec le même entrain, la même sincérité. Ce n'est qu'une mascarade. Sous sa bonhommie factice, on devine une fêlure qui n'en finit pas de cicatriser.

L'histoire aurait pu s'arrêter là. J'aurais pu vendre le pitch à Ken Loach, qui en aurait tiré un film primé aux Oscars, intégralement en noir et blanc, après quoi j'aurais pu me doucher au Champomy pendant au moins deux semaines sur la Croisette (ce qui aurait représenté pour moi un vrai progrès en matière d'hygiène corporelle).

Mais heureusement, au collège Jean Roucas, tout finit toujours par s'arranger : voilà que la société qui gère le distributeur me charge de retrouver le propriétaire du Snickers en question, et de lui rendre sa pièce de 1 euro (sans intérêt ni compensation pour préjudice moral, faut pas pousser non plus, nous ne sommes pas aux Etats-Unis).

Aussi invité-je l'intéressé à se manifester au secrétariat, muni d'une preuve d'achat (ticket de caisse machine ou résultat de test de diabète en date du 11 juin 2021), contre laquelle je lui remettrai cet euro symbolique.

Non, je plaisante, je serais bien forcé de vous croire sur parole, donc n'hésitez pas à tenter le coup, le premier venu sera le premier servi.

Sachant que si personne ne fait la démarche, je lèverai mon gros popotin de ma chaise à roulettes pour la première fois en trois ans et je marcherai jusqu'à la salle des profs pour m'y prendre... un Snickers.

Et si celui-ci reste bloqué, j’appellerai Ken Loach pour lui proposer de tourner la suite.

Ha non mais on aura beau dire, secrétaire administratif, quel beau métier ("et tu as fait quoi de ta journée, toi ?" "moi ?  J'ai cherché le proprio d'un Snickers de juin dernier" "ha ouais, quand même. ça fait plaisir de savoir que l'argent de nos impôts est bien employé" "oui hein. T'as vu ?").

Bien caloriquement,


-- 
 

 Le secrétaire de direction

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