Où mon collègue de bureau doit s'absenter une quinzaine de jour, mais a veillé à me laisser un remplaçant à sa place..
Mémoires d'un contractuel administratif, chapitre II, partie première.
Cher Journal,
C'est habillé de mon plus beau polo Lacooste (la célèbre marque
chinoise avec le crocodile à deux têtes) acheté sur le marché pour
le prix d'un Fruit of the Loom ("les vrais savent", comme disent
les jeunes) que j'ai pris mon poste cette semaine au Collège Jean Roucas, à Ploutarboeuf, en remplacement d'un bipède omnivore
prénommé Rémi, dit "Sabri", dit "Godrik le Greffé" selon son
collègue de bureau (pour une raison qu'il n'a pas expliqué et au
sujet de laquelle je ne veux rien savoir). Bon, et en même temps,
quand je dis "plus beau polo", je veux dire "seul polo" car tu es
bien placé pour le savoir, journal, je ne porte rien de tel dans
l'intimité, ni rien du tout d'ailleurs, le tissu faisant double
emploi avec ma toison naturelle : accoutré de la sorte, que les
températures passent la barre fatidique des douze degrés et je me
mets à suer comme un castor, ce que les autres pandas considèrent
comme une trahison, et les castors comme de l'appropriation
culturelle, mais on m'a vite fait comprendre qu'exerçant un métier
d'accueil, et étant amené à recevoir du public, je ne pouvais pas
exercer mes nobles missions "dans le plus simple appareil"
(c'est-à-dire, si j'ai bien compris : la photocopieuse, dans
laquelle je n'aurais de toute façon pas tenu tout entier).
J'aimerais te dire que j'ai été bien accueilli, mais je ne suis
même pas certain que la plupart des gens ici aient noté le
changement : tous m'adressent encore la parole comme si j'étais
l'ancien titulaire de ce poste, avec une familiarité qui m'est
difficilement soutenable (nous n'avons pas gardé les cochons
ensemble), et en me demandant de rembourser ses dettes de jeu.
Non seulement ça mais à peine étais-je arrivé que mon camarade (il faut le dire vite) de bureau (il faut le dire encore plus vite) me délestait subrepticement de mon quatre-heure, un copieux sachet de koalas en guimauve (parce que nous autres les pandas on déteste ces sales petits parvenus de koalas qui sont toujours à la ramener comme quoi c'est eux les plus mignons et qu'en plus l'eucalyptus c'est plus diététique que le bambou, alors il n'y a rien de tel pour se défouler que de leur arracher la tête d'un coup de dents, surtout quand elle est enrobée de chocolat) (mais il paraît que je fais des progrès, il me dit mon psychiatre). Sachet que l'individu sus-mentionné a englouti goulument comme il le fait pour à peu près tout ce qui se mange (et une partie de ce qui ne se mange pas) dans un rayon de deux cent mètres autour de sa chaise à roulettes (Homo Administrus, le prédateur de bureau ultime, le plus haut maillon de la chaîne alimentaire à égalité avec Godzilla).
Depuis que je suis arrivé, il semble avoir pris en main ma formation interne et à ses côtés, j'ai appris plein de choses de fonctionnaire comme :
- Ne pas répondre au téléphone quand il sonne vu que de toute façon, il finit toujours par arrêter à un moment ou à un autre.
- Envoyer systématiquement les parents et les élèves vers un autre bureau. Il peut répéter jusqu'à trente fois "ha non, ça c'est pour l'intendance", et soixante dix fois "ha non, ça c'est la vie scolaire" dans la journée.
- Ne pas faire ce qu'on nous demande "pour ne pas donner de mauvaises habitudes aux gens en face parce qu'après, on le fait une fois et ils croient qu'on le fera systématiquement et ensuite c'est sans fin"(ha, les gens !).
- Ne pas bouger pour économiser ses forces.
- Râler.
- Dormir les yeux ouverts en ayant l'air concentré.
- Contourner les blocages académiques pour aller sur Netflix à partir du poste du bureau.
- Se crever les tympans pour ne plus entendre la nouvelle sonnerie de l'établissement, qui sert dans les prisons à briser le mental des détenus les plus récalcitrants.
En contrepartie, je lui ai appris à creuser des terriers et à manger des pommes de pin. Il a eu l'air reconnaissant.
Le reste du temps, il me jette des regards noirs sous prétexte
que je fais trop de bruit quand je mâche mes bambous "ce qui
l'empêche de se connecter spirituellement avec l'univers". Cher
journal, je crois qu'il se drogue.
A part ça, je me suis fait gentiment gronder par ma hiérarchie
parce qu'on ne m'avait pas brieffé sur les règles d'usage en
milieu scolaire, notamment sur le fait qu'on n'a pas le droit de
mordre les élèves, même s'ils font trop de bruit avec leur bouche
ou s'ils ressemblent à des koalas. "Parce qu'ils sont bourrés
d'OGM, déjà, et c'est mauvais pour la santé", m'a dit l'infirmière
scolaire, et aussi parce que "dans certaines sociétés, ça peut
être considéré comme un acte de violence", m'a dit le CPE. Avant
de me retrouver incognito sur le parking et de me remettre une
liste de nom sous le manteau, avec un couteau et une fourchette.
Lui, je l'aime bien.
J'espère donc, cher journal, que ce remplacement ne s'éternisera pas et que ce Sabri sera vite de retour ; et dans l'attente, je lui souhaite prompt rétablissement et bonne convalescence.
Et je lui envoie ci-joint (ainsi qu'à vous tous, parce que ce n'est pas le secrétaire de direction qui s'en chargerait, pensez-vous, il est déjà loin) le planning de la semaine à venir, pour qu'il puisse voir un peu tout ce qu'il va rater, le pauvre.
Vous souhaitant un très bon week-end (sauf si vous êtes un koala, auquel cas parole je vous croise je vous arrache la tête),
Bien pandatement,
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