Où il y a de la neige, des vacances et de la neige dans l'air, et où les professeurs se font des cadeaux surprise toute la semaine, en se rebaptisant "gorilles" (ceux qui offrent) et "cacahuètes" (ceux qui reçoivent), obligeant le semainier à reprendre du service, après plusieurs semaines d'absence volontaire...
Ce furent les pales de l'hélico qu'il entendit en premier.
Se redressant dans son hamac, le Semainier pesta entre ses dents,
mit son jeu vidéo en pause, posa sa manette sur la caisse en bois
qui lui servait de table de chevet et envisagea un instant de
prendre la fuite, avant de se rappeler que les roulements à bille
de sa chaise à roulette étaient HS depuis des mois. Il n'irait pas
loin sans.
Fichus militaires ! Ils l'avaient retrouvé !
Ce ne serait jamais arrivé s'il était resté caché dans les locaux du rectorat, comme il l'avait fait les deux premières semaines : il ne s'y trouvait plus personne depuis le confinement et avec la possibilité du télé-travail, c'était la planque parfaite, de nombreux fonctionnaires pouvaient en attester, si seulement le téléphone n'y sonnait pas toutes les cinq minutes, et si la petite musique du répondeur ne résonnait pas avec tant de force dans ces grands locaux vides...
Aussi avait-il décidé d'aller se terrer là où nul ne songerait à
le chercher, dans un coin du monde isolé, à des milliers de
kilomètres de toute forme de civilisation, là où ils ont tourné
tous les épisodes de Jurassic Park : l'Ardèche.
Mais ça ne les avait pas arrêté longtemps. Ils avaient dû le repérer lorsqu'il s'était servi de sa carte bleue la veille pour acheter de la confiture de châtaigne à trente euros le pot, seul moyen de subsistance comestible en ces terres reculées.
Et voilà que son ex-supérieur hiérarchique, le Colonel Lafayette,
franchissait d'un pas déterminé le seuil de sa petite cabane de
torchis (ce qu'il avait trouvé de plus cossu sur le marché) (au
sens propre, puisqu'en Ardèche, les maisons s'achètent sur le
marché, entre les fruits et les légumes). Il était fait comme un
rat en général, et un de ceux qui couraient dans sa cuisine en
particulier.
- Sergent Semainier, lâcha l'officier d'une voix solennelle
façon Jean Michel B. dans ses vidéos de début d'année. Le
collège Jean Roucas a besoin de vous pour sauver Noël.
Mais sa harangue n'eut pas l'effet escompté.
- J'ai pris ma retraite, Colonel, soupira le Semainier, passant la main dans sa barbe de six semaines en caractères gras. J'ai vu trop d'horreurs pendant ces huit années de bons et loyaux services. Trop de h et de y dans les prénoms des élèves. Trop d'écriture inclusive dans les messages des syndicats. Trop de circulaires en langage codé. Trop de bienveillance envers les élèves dans les consignes ministérielles. Ce n'est plus ma guerre, Colonel.
- J'entends bien, concéda ce dernier. J'entends bien. Moi-même, le contact des règles en métal me manque terriblement, plus encore que mon point d'indice ! Mais enfin, Sergent, justement ! Vous ne pouvez pas disparaître comme ça ! Vous êtes le dernier rempart entre nous et la chienlit ! En votre absence, le collège a sombré dans le chaos. Rendez-vous compte ! On a dû voter pour les élections professionnelles ! Certains élèves luttent contre le harcèlement ! Pire encore : pendant toute une semaine, les profs se sont pris pour des gorilles !
Froncement de sourcils en ^ du côté de son interlocuteur.
- Et alors ? Moi aussi, ça m'arrive souvent, dans l'intimité. Je
me frappe sur le torse en hurlant et j'essaie de grimper aux a--
- De gentils gorilles. Plein de gentilles attentions pour leurs victimes, qu'ils appelaient des "cacahuètes".
Aussitôt, toutes les couleurs du Semainier virèrent au pastel,
ce qui était sa façon à lui de blêmir.
- Mais quelle horreur ! J'ai bien fait de prendre ma retraite. Juste à temps ! Et ces gens prétendent être profs ?
- Pourquoi dites-vous ça, Sergent ?, s'indigna son ex
supérieur pour la forme, même s'il n'en pensait pas moins (comme
tous les gens qui ne sont pas profs).
- Ils n'y connaissent visiblement rien en gorilles. Les gorilles, dans la nature, ils ne font pas de cadeaux à leurs cacahuètes. ILS LES BOUFFENT.
- C'est peut-être prévu dans un second temps ?
- Ben revenez me chercher à ce moment-là, alors. C'est tout à fait mon genre de convivialités. Ce sur quoi il marqua une pause pensive, et puis : Non parce que j'y ai participé, à leur truc, là, dans ma jeunesse. ça s'est très mal passé. Regardez ça : j'ai conservé la photo.
- C'est vous ça ?
- Faites pas attention. C'était les seventies. On ne s'épilait
pas, à l'époque. C'était avant les Kardashian.
- Non, je veux dire... vous étiez en noir et blanc ? Comme la pensée des gens sur Twitter ?
- Ha non. Il y avait quelques nuances de gris, quand même. Mais
moins de cinquante, néanmoins. On n'était pas des animaux non
plus !
- Parce que c'est pas des animaux, les gorilles ?
Le Semainier fixa le Colonel d'un air navré.
- Vous êtes sorti major de votre promo, vous, non ?
- Non. Je suis sorti Colonel. Et je n'achète jamais rien en
promo. On est toujours déçu.
D'un commun accord avec lui-même, l'autre décida de ne pas
relever.
- Bref. Tout ça pour dire qu'avec ces histoires de gorilles, ça
ne se termine jamais bien. Ce n'est pas pour rien si Brassens nous
met en garde dans sa chanson.
- "Chanson pour l'Auvergnat" ?
Soupir.
- "Gare aux gorilles".
- Ha non, je vous arrête. La chanson c'est : "gare aux morilles". Je le sais, mes parents me la chantaient sans arrêt. Ils étaient allergiques aux champignons. Mais je comprends que vous ayez pu confondre. ça restera entre nous. Il ne faudrait pas que les gens apprennent que vous êtes homophobe...
Dans un premier temps, le Semainier faillit s'étouffer. Dans
un second temps, il faillit étouffer le Colonel.
- Vous pouvez répéter ça ?
- Ben oui. Gorille, morille, c'est homophobe. ça se prononce presque de la même façon.
- HomoPHONE.
- Non merci, je suis très content de mon Samsung. Mais c'est
gentil d'avoir proposé.
Un silence.
- Et si vous en veniez au fait ? On ne va pas y passer la nuit.
- Dommage. Les heures sont payées double.
- Bon sang, mais vous allez la cracher, votre pastille, à la fin
?!
Le Semainier regretta d'avoir utilisé cette expression quand
il se prit la Valda du Colonel dans l'oeil. Mais il ne broncha
pas, de peur d'attraper une bronchite, car c'était de saison.
- Les gens vous ont cherché, Sergent. Ils se sont sentis perdus, sans vous. Ils ont même diffusé des avis de recherche...
- 10 dollars ? Radins, les mecs, quand même. A peine le double de
mon salaire de catégorie C.
- Hélas, les caisses de l'Etat sont vides, mon bon Sergent. Nous ne pouvons pas nous permettre de vous rémunérer davantage. Ou alors, en Snickers. Tenez. Voici un premier acompte.
Tendant une lourde mallette en skaï à son ancien subordonné,
le militaire la déverrouilla fébrilement.
- Attention en manipulant ça, ajouta-t-il, nerveux. Il y
a assez de sucre là-dedans pour anéantir un petit pays
indépendant, genre la Corse ou la Bretagne.
Mais le Sergent Semainier n'est pas un meuble Ikéa : il ne se
démonte pas.
- Vous pouvez acheter mon estomac, Colonel. Il est sur Ebay. Mais
vous ne pourrez jamais acheter mon âme.
Sentant que les négociations tournaient au jus de boudin, ce
dernier décide de jouer le tout pour le tout, tandis que son
estomac gargouille haut et fort.
- Ressaisissez-vous, Sergent Semainier. L'heure est grave ! Si vous n'êtes pas là pour dire la vérité aux parents sur leur progéniture, tous les enfants du collège auront des cadeaux à Noël !
- Tous les enfants du collège méritent un cadeau de Noël, Colonel.
Inattendue, la réplique jette un froid à température ambiante.
- Vous avez changé, Sergent Semainier.
- Un Bescherelle. Et un cahier de vacances niveau CE1-CE2, pour
ceux qui passent le Brevet à la fin de l'année. Histoire qu'ils
l'aient avec mention.
- Ha. Ouf. Vous m'avez fait peur. Me voilà rassuré. Je constate que vous êtes toujours en forme.
- Je m'entretiens. Je fais des pompes tous les jours.
- Vous êtes devenu cordonnier ?
- Pas du tout. Maroquinier. C'est comme ça que je gagne ma vie, maintenant. Mais c'est presque pareil.
Un avis que le Colonel ne semble pas partager.
- Laissez le Maroc en dehors de ça, Sergent. Il a assez souffert
pendant la coupe du monde.
Nouveau soupir du côté de son interlocuteur..
- Vous bénéficiez d'un PAP, vous, non, au collège ?
- Comment le savez-vous ? Je suis dyscognitif. Je souffre d'une incapacité totale à mettre deux éléments de savoir en relation l'un avec l'autre. On appelle ça le syndrome de la Méthode Globale. C'est très répandu. C'est comme ça que je suis devenu Colonel.
- ça se tient.
- Une grenade ?
- Quoi ?
- Vous me dites, "ça se tient", j'essaie de deviner de quel objet vous parlez.
- Ha oui, quand même. Si j'étais vous, j'éviterai de sortir sans
mon AESH, Colonel. Vous vous mettez en danger.
- En danger, c'est mon deuxième prénom.
- Très drôle.
- Ha mais si. Je vous assure. Mes parents m'ont appelé John
Endanger Lafayette. En hommage aux galeries. Ce sont de grands
sentimentaux.
Le Semainier s'apprête à le cingler d'une répartie bien
sentie, mais se ravise in extremis.
- Remarquez, c'est pas pire que les noms de nos élèves. Elle est
toujours en 4ème3, Daenerys du Typhon La Typhon-née La Mère des
Dragons L'Imbrûlée Mhysa Briseuse de chaînes ?
- Oui mais son père s'est remarié en cours d'année avec la sœur
de la voisine de sa grand mère maternelle. Donc maintenant elle
s'appelle Daenerys Dupont.
- La pauvre. ça doit être dur à porter.
L'ironie passe au-dessus de son interlocuteur comme un vol
d'oies sauvages.
- N'essayez pas de gagner du temps, Sergent. Je vois clair dans
votre jeu.
Ce que confirma ledit interlocuteur, en jetant un coup d’œil à
la télé et à sa console toujours en pause.
- C'est normal, c'est Resident Evil. Vous m'avez dérangé en
pleine partie.
Le Colonel plissa les yeux, sous le coup d'une intense
réflexion niveau 4ème.
- Mais qu'est-ce que vous racontez encore ?
- Vous voyez Claire. Dans mon jeu. Claire Redfield. C'est normal. C'est le nom de l'héroïne.
- Parce que vous vous droguez, aussi ? Mais ressaisissez-vous,
bon sang ! Vous êtes devenu une épave, Sergent Semainier ! Encore
un peu et on vous vendra sur LeBonCoin avec la mention "état
neuf" !
- Si je viens avec vous, vous acceptez de fermer votre grande bouche ?
Nouveau silence.
- Impossible. Je ne sais pas respirer par le nez. J'ai arrêté l'école avant qu'on m'apprenne comment faire.
- Quel niveau ?
- Deuxième année de fac. Après l'U.V. sur les lacets à floches.
- Ha oui. Donc même les additions à deux chiffres...
- ...j'avoue, c'est chaud. C'est niveau doctorat, maintenant. Et
je ne me sentais pas de faire médecine.
Pour le Sergent Semainier, ce fut la goutte d'eau-de-vie qui
fit déborder le vase de Soissons.
- Bon, vous avez gagné, j'accepte de revenir, exceptionnellement.
Parce que c'est Noël et qu'il faut bien quelqu'un pour plomber
l'ambiance.
En réaction à quoi le Colonel s'illumina comme un arbre de
Noël en plastique de chez Lidl.
- Ha mais vous débouchez les canalisations, aussi ? Vous savez donc tout faire !
Encore un soupir.
- Plomber, pas plombier.
- Oui, oui, c'est ça. Vous êtes mon plan B.
- Oh la vache. C'étaient pas des bobards, ces histoires de dyscognitie, dites-donc.
- "C'étaient pas des bobards, ces histoires de dyscognitie".
- Quoi ?
- Ben vous venez de me dire de dire "c'étaient pas des bobards, ces histoires de dyscognitie".
- Vous savez quoi ? Je suis surpris que vous ne soyez que Colonel. Vous êtes sacrément gra--
- Gradé ?
- J'allais dire gratiné, mais ça fonctionne aussi. Bon et alors, ils sont où, les gamins ?
- Ha mais ils sont déjà tous partis. Réunions familiales
exceptionnelles. Tous. Sur les pistes de ski. A partir du 8
décembre.
- Et les profs ne l'ont pas trop mauvaise ?
- Si. Parce que du coup, ils sont obligé de partager leur
tire-fesses.
Incrédulité du côté du Sergent Semainier, ses yeux ronds comme
des soucoupes volantes.
- Mais pourquoi je reviens, alors, s'il n'y a plus personne dans l'établissement ?
- Mais enfin, ça tombe sous le sens, pardi ! Pour leur gâcher les
vacances en leur annonçant ci-joint le planning de la rentrée !
- Ha oui. Bien vu. J'aime. Laissez-moi juste le temps d'enfiler du Times New Roman caractères 12, et je vous suis.
- Je reconnais bien là votre élégance légendaire. Toujours aussi tiré à quatre épingles.
- Forcément. Avec du scotch, je ne tiens pas, sur le tableau en
liège en salle des professeurs.
Dans l'euphorie du moment, le Colonel s'emballe alors comme un
cadeau de Noël à la sortie du Cultura.
- En plus, si ça se trouve, la France va perdre contre
l'Argentine dimanche ! Imaginez un peu ! Certains profs pourraient
ne pas s'en remettre ! Et pensez à tous ces élèves à qui ça ferait
de la peine ! Ces larmes de déception ! Ces carrières de futurs
sportifs brisées en plein élan !
- STOOOOP ! N'en dites pas plus ! Vous m'avez rendu foi en l'esprit des fêtes de fin d'année ! Je me sens... renaître ! Comme si j'avais été réalisé sous Excel 2021, sur un ordinateur mis à jour, comme ils ont dans le Privé ! ça va saigner ! Ho ! Ho ! Ho ! D'abord, Noël ! Ensuite, la Saint Sylvestre !
- ...Stallone.
- Pardon ?
- La Saint Sylvestre Stallone. Vous savez... Rocky... Rambo... comme dans la Bible...
Et c'est sur ces bonnes paroles, mais sans plus de commentaires, que notre héros ragaillardi s'avança vers l'hélicoptère, le Colonel sur ses talons (au sens propre, puisque notre héros lui a volontairement marché dessus en quittant sa cabane, incrustant "malencontreusement" son visage sous sa semelle).
Hélas, l'hélicoptère était loué à l'heure et le pilote payé sur
le crédit de la deuxième session Devoirs Faits, de sorte qu'à
mi-chemin, le Semainier fut débarqué et dû regagner le collège par
ses propres moyens, forcément limités tant sur le plan physique
que financier, mais c'est une autre histoire que nous vous
raconterons une autre fois.
Vous souhaitant de très bonnes vacances et de très belles fêtes, malgré la victoire méritée de l'Argentine ce week-end et l'annonce de la retraite anticipée de Griezmann.
Mais hé ! Vous vous consolerez en regardant le replay de
l'élection de Miss France... au moins, celle-là, la France est
sûre de la gagner (mouhaha).
Bien cordialement,
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