Où l'heure des vacances est aussi celle des remises en question.
Bonsoir à tous,
Avant de profiter de vacances méritées, hélas, il va d'abord
falloir vous rendre à l'évidence : vous n'êtes plus à la mode.
Oh, je sais ce que vous vous dites. Vous pensez que ce n'est
qu'un creux de vague, que vous êtes au bout du rouleau mais que
vous allez rebondir, c'est ce que ce sont dit en leur temps les
balles en caoutchouc, le hula hoop, les pogs, le twist, Nabilla
Benattia, l'Ardèche, le clignotant et le respect des valeurs de la
république. Comme les dinosaures et les atlantes : un jour, ils
étaient les rois du monde. Le lendemain, ils s'étaient fait piquer
la place par des musaraignes aux pouces opposables qui leur ont
collé le wifi partout et ont fait le plein de leurs véhicules avec
ce qui restait de leurs carcasses. Il fallait bien que le vent
tourne. Vous êtes désormais à la société (et je suis désolé de le
dire) ce que les vélocirapors sont aux vélib', ou ce que les
pattes d'eph' sont aux éléphants : un souvenir honteux.
Oh, ce n'est pas moi qui le dit, vous pensez bien, j'ai trop de
respect pour les éléphants et les vélociraptors (comprendre : je
les crains davantage que vous, peut-être à tort).
Il se trouve simplement que pour me donner un genre, comme j'aime
à le faire quand je sors en société, c'est-à-dire une fois toutes
les années bissextiles, je lisais tantôt un article de l'Observatoire
des Inégalités tout à fait pa-ssion-nant (comprendre : je
ne me suis endormi que trois fois, c'est-à-dire deux de moins que
le jour où j'ai lu mon contrat de travail, dont l'intégralité
tenait pourtant à trois lettres en majuscules : "L.O.L.").
Article qui établissait ce constat terrible : les enfants qui
savent lire trop tôt contribuent à accentuer les
discriminations sociales. Et oui. Ne vous fiez pas à leur air
angélique : ces marquises des anges sont des monstres sous
couverture (du moins, pour ceux qui font leurs nuits). Il faut les
canceler, comme disent ceux sur Twitter qui n'ont pas bien compris
comment fonctionnaient les langues étrangères. En d'autres termes,
plus concrètement : il faut veiller à ce qu'ils ne lisent pas
avant
sept ans, afin de réduire les écarts. Vous en chopez un avec un Oui-Oui,
bim, une tarte. Avec un Marc Lévy, bim, vous allez
l'abandonner sur le parvis d'une église. On ne rigole pas avec les
inégalités culturelles.
Socialement, c'est un bon début. Mais il ne faut pas s'arrêter en
si bon chemin, comme ils disent à Compostelle. Sept ans, ça me
paraît encore un peu trop tôt. Pourquoi pas dix, ou quatorze, ou
même vingt, soyons ambitieux, rêvons l'égalité en grand ! Et
d'ailleurs pourquoi se focaliser sur la lecture ? C'est trop
réducteur ! Toute forme de savoir établit de facto une
discrimination entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la
possèdent pas. Par exemple, moi, je peux citer de tête les titres
de 120 épisodes de la série Salut les Musclés, dans
l'ordre chronologique de diffusion. Vous, vous ne pouvez pas.
C'est la preuve objective que je vous suis supérieur et que je
mérite une meilleure place au sein de la société, raison pour
laquelle d'un commun accord avec moi-même, je me reverse toutes
vos HSE sur mon compte depuis la mi-mars.
Il faudra bien sûr nuancer le constat initial : les élèves
commencent à apprendre à lire à six ans. Oui. Mais l'article ne
dit pas à quel âge ils y arrivent, ni même s'il y arrivent tout
court. Pour certains, ce sera l'apprentissage de toute une vie, on
les reconnaîtra aux cris qu'ils poussent lorsque le film du soir
est sous-titré ou qu'il y a une bulle de plus de deux lignes dans
leur manga. D'autres plus chanceux obtiendront un "en voie
d'acquisition" en fin de terminale, un orange léger tirant
sur le vert au mépris de toutes les conventions chromatiques.
Pour autant, on ne saurait rester insensible à l'argument de l'égalité des chances. Les faits sont là, et ils sont sans appel : chaque jour, par votre engagement professionnel, vous contribuez à creuser les écarts entre les pauvres et les riches, les savants et les incultes, l'élite et la plèbe, les spectateurs de TF1 et ceux d'Arté, Il est temps pour vous de faire amende honorable, et de repartir sur de bonnes bases. C'est dans cette optique que je propose que nous cessions définitivement d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, histoire de ne pas prendre le risques d'une discrimination involontaire. Déjà, ce sera plus reposant. Ensuite, ça nous unira dans l'ignorance, nous serons tous au même niveau : celui de la mer. Chaque soir, nous communierons intellectuellement (faute d'un mot plus adapté pour exprimer l'"absence de") devant Cyril Hanouna, et nous laisserons collégialement notre cerveau couler à travers nos oreilles. L'orientation 3ème, dorénavant, se résumera à déterminer à quelle émission de téléréalité les élèves veulent participer plus tard : koh lanta, le flambeau, l'île de la tentation, the voice, les chtis, les marseillais, les anges, BFTMV... Télé-services n'aura jamais si bien mérité son nom !
Mieux encore : on n'aura plus besoin de lire le semainier
ci-joint, ni son mot d'accompagnement, puisqu'on n'en sera plus
capable ! Gain de temps ! Gain d'énergie ! Equité ! Fraternité !
Beurre de karité !
Après, ok, tout ne sera pas rose non plus, on regardera d'un sale
œil les snobs qui sauront tailler le silex parce que ça va, oh,
ils se la racontent quand même un peu, ces hipsters, avec leurs
lances et leurs couteaux faits main, mais ils sont nuls en
grognements, on n'y croit pas du tout. Et l'autre, là, qui frime
avec son truc chelou... la roue, il appelle ça. Lui, c'est le
pire. ça ne marchera jamais, son bazar. Je propose qu'on lui
jette des pierres pour lui apprendre à avoir des idées
et-pas-nous. ça aussi, c'est de la discrimination ! D'ailleurs,
puisqu'on en parle, dans le même registre, en cette journée
Handisport, je propose qu'on pète les jambes et les bras de tout
le monde, histoire d'apprendre aux gens valides à creuser les
écarts sociaux. Moi-même, je tremble depuis tout gosse, on l'aura
remarqué, et pas seulement parce que vous me fichez les jetons, et
vraiment ça me heurte de vous voir tous vous pavaner avec vos
mains qui ne bougent pas, là, tranquilles, et que je porte une
tasse de café sans en renverser, et que je pointe du doigt une
seule personne à la fois, et que je peux rendre la monnaie, et
que j'ai les deux bras parfaitement péremptoires par rapport au
sol, ah mais quelle arrogance ! Pour combler cet écart
discriminant et surmonter cette inégalité de nature, vous serez
équipés à la rentrée de dispositifs Sport-Elec 2000 achetés en
gros au Téléachat de M6 et réglés sur 230 volts. Monsieur le
gestionnaire a signé le bon de commande, il est, dit-il, "électrisé
à cette perspective". En plus c'est écologique, c'est le
même moteur que les Tesla hybrides.
En espérant, donc, que vous profiterez de ces vacances pour
réfléchir à tout le mal que vous faites à la société, et que vous
comprendrez enfin pourquoi les profs n'ont plus la cote en 2023,
je vous transfère ci-joint le planning de la semaine de rentrée,
et ci-après le lien vers l'article en question )(enjoy)
(non, ça n'a pas été publié un 1er avril)
Après lecture (oui, profitez-en tant que ce n'est pas encore interdit), je vous laisse également spéculer sur le temps qu'il reste avant l'effondrement de notre civilisation, car je dois couper court, il faut que je m’énerve sur le dernier mail de pub reçu sur la boîte de l'établissement :
(Voilà pourquoi malgré tous vos efforts, nos élèves ne réussissent pas : vous n'avez pas essayé le parenting enfin ! Mais où avez-vous la tête ? Et notre monde l'a-t-il définitivement perdue ?
La suite au prochain épisode !)
Vous souhaitant des slow-vacances en charentaising,
Bien cordialement,
--
Le secrétaire de direction
(P.S. : "canceler", "slow-pédagogie", "parenting"...
franchement, Mesdames les profs d'Anglais, elle est fastoche,
votre matière, arrêtez de nous faire croire que vous avez fait
des études longues, personne n'est dupe !).
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