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Ménage à trois

 Où il convient de poser les questions qui fâchent, et de redéfinir ses priorités...

Bonsoir à tous,

Le planning de la semaine à venir vous est offert ce soir avec un questionnement de première importance :

Est-ce qu'aimer son travail, c'est tromper son conjoint ?

Vous avez deux heures.

En ce qui me concerne, j'ai préféré ne pas prendre de risque. Un malentendu est si vite arrivé. Il faut être clair d'emblée avec les messages qu'on envoie sinon un jour, on se retrouve comme moi accusé de "n'en avoir eu qu'après son argent". Et qu'est-ce que vous voulez répondre à ça, à part : "Oui, absolument, pourquoi ?!". On ne va pas lui mentir, en plus. Avec tous les euros qu'il nous a refilé chaque mois, on lui doit quand même deux sous d’honnêteté. "Et garde la monnaie !".

Pour ne plus jamais revivre un tel embarras, depuis mon arrivée à Jean roucas, je mets un point d'honneur à ne jamais témoigner le moindre signe d'intérêt à mon travail, des fois qu'il l'interpréterait comme la marque d'une tendre inclination. J’agrafe avec morosité, j'archive avec maussaderie, je photocopie avec taciturnité. Le langage corporel aussi est très important : je veille à bien m'avachir au fond de ma chaise jusqu'à me confondre presque aux mailles de son tissu, les yeux à demi ouverts, invariablement fixés sur l'horloge. Et je ne bouge pas, de crainte qu'il interprète mes moindres faits et gestes en sa faveur. Pour être bien sûr qu'il ne nous imagine jamais tous les deux sur une plage à Acapulco, en train d'enduire son poste téléphonique de crème solaire, dès que je le vois, je soupire, et quand on m'en donne, je lui lance un de ces regards qu'on réserve à ces gens qui nous réveillent le dimanche à six heures pour nous vendre des aspirateurs connectés, et qui signifient : "ce n'est pas d'un aspirateur, dont je vais avoir besoin, mais d'une serpillère". Ou alors je l'ignore, purement et simplement, je le laisse traîner sur un coin de mon bureau pour bien lui montrer qui commande ici, non mais oh, on ne va pas se laisser dicter ce qu'on a à faire par un profil de poste non plus, c'est quoi cette mentalité de boomer, y'a pas marqué la Poste, et en plus même à la Poste y'a plus marqué la Poste depuis longtemps. 

Non, vraiment, l'indifférence, c'est encore ce qui marche le mieux. Il m'est arrivé une fois d'ignorer le travail pendant trois mois et demi, eh ben je n'ai jamais eu de rapports aussi sains avec ma fonction. Il n'y avait pas dans le bureau toute cette tension sentimentale qui pèse au quotidien, ces non dits, ces hésitations, ces "le fera-t-il ?", "ne le fera-t-il pas ?" qui à long terme vous empoisonnent une relation. Au moins, les choses étaient claires : "il ne le fera pas". En même temps, comme c'était mon rôle d'envoyer les plaintes à mon encontre au DRH, je ne risquais pas grand chose non plus. C'est ce qu'il y a de beau avec mon métier. Si je fais grève, il me suffit le lendemain de choisir l'un d'entre vous au hasard et de passer cette journée en moins sur son compte.  Alors que mon collègue, tout ce qu'il peut faire à son niveau, c'est accéder aux comptes Pronotes des élèves pour voir quels devoirs ils ont à faire. Il est clairement moins bien loti.

Malgré tout, même en suivant tous ces conseils d'expert, il faut toujours être sur le qui-vive, ça peut vite basculer. On en connait tous, des gens mariés à leur boulot. On sait comment ça commence : un jour, sans crier gare, on est heureux de recevoir une circulaire académique, on s'exclame à haute et intelligible voix "ha tiens ! Justement ! Je l'attendais, celle-là ! C'est super, on a trois jours de plus pour renvoyer les dérog' cette année !". On s'ébaubit d'un nouveau logiciel de traitement parce qu'il traite et qu'on n'est pas habitué. On choisit la couleur de ses stabilos parce que c'est plus sympathique, au lieu de se laisser refiler tous les bleus dont personne ne veut avec un haussement d'épaules résigné. Voilà comment en moins de temps qu'il n'en faut pour dire burn out, on se retrouve en lune de miel avec une pile de pochettes perforées et un stock de trombones, à faire des plans à deux pour s'installer ensemble à côté d'un Bureau Vallée. 

Heureusement, moi, j'ai la parade : dès que je sens un soupçon d'exaltation s'emparer de moi, par exemple lorsque je saisis les retenues sur salaire, je cours me passer le visage sous l'eau froide et si ça ne suffit pas, j'essaie de trouver un document sur le PIA en tapant le nom exact dudit document dans l'onglet de recherche. Généralement, ça me calme direct et de manière autrement plus durable que le développement du même nom.

Autant de considérations qui m'ont récemment amené à reconsidérer mes pratiques professionnelles à l'aune de cette problématique, et à réaliser que j'étais engagé dans une relation de dépendance toxique avec le rectorat, toujours à l'appeler, toujours à lui envoyer des mails, qu'il me réponde ou pas, ou pas, ou pas, quel que soit le moment du jour ou de la nuit (mais pas avant 9h, ni après 16h ; même en passion il faut savoir poser des limites). J'en suis arrivé à la conclusion que c'était devenu trop fusionnel entre lui et moi, alors j'ai décidé de prendre de la distance et de le friendzoner (zonamier, en français), comme ça plus de problèmes. "J'ai besoin de réfléchir à nous deux", lui ai-je soufflé avec une désarmante sincérité. "Restons amis". Après quoi j'ai effacé ses coordonnées de mon carnet d'adresse, j'ai supprimé son numéro de mon portable (où je l'avais enregistré sous le nom de "Roger" pour ne pas que ma compagne soupçonne quelque chose) et j'ai brûlé toutes ses photos après avoir dessiné des croix sur ses yeux comme tout le monde. Depuis, croyez-le ou non, je vais beaucoup mieux. Je traîne un peu partout avec un masque et une longue capuche noire en appelant les gens au téléphone pour savoir s'ils aiment les films d'horreur, genre les Tuches 2 ou l'élève Ducobu.

Mais parfois, à la radio, ils passent le thème de son répondeur automatique et je verse une larme en cachette. 

Ben oui. 

Quand même. 

C'était notre chanson.

Nous souhaitant un bon week-end, si possible pluvieux, histoire de justifier les dizaines d'heures que Yann et moi allons passer à chevaucher des poulets géants dans Final Fantasy VII Rebirth,

Bien cordialement,


-- 
 
Le secrétaire de direction

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